Une Ancre à lever

Une Ancre à lever
Article paru dans HOCKMA n°117 de Mars 2020 -  http://www.hokhma.org/

La Fraternité de l’Ancre a pris officiellement son nom au mois de septembre 2019, lors d’une journée fondatrice réunissant à Strasbourg une petite quarantaine de personnes, membres de l’UEPAL(1) . En réalité, le nom de l’ancre se balançait déjà dans les esprits d’un noyau de pasteurs depuis un peu plus de deux ans, période de discernement nécessaire pour qu’il trouve enfin son arrimage. Ce pas supplémentaire, celui du nom, est donc venu naturellement s’ajouter à ceux déjà effectués, qui nous avaient amenés à prendre la parole sur deux sujets essentiels : la question de l’autorité des Ecritures, et celle de la bénédiction des couples de même sexe.
De ces prises de position dans le cadre de processus synodaux jusqu’à la reconnaissance « officielle » d’un nouveau courant d’Eglise, de tendance piétiste, c’est ce chemin que je parcours dans ces pages, en essayant de l’éclairer au mieux, mais aussi en le questionnant. Probablement rejoindra-t-il sur certains points d’autres expériences relatées dans ce numéro de Hokhma ; sans doute s’en démarquera-t-il aussi par ses singularités. Puissions-nous l’accueillir ensemble comme une invitation à nous émerveiller encore, dans les temps si incertains que nous traversons, de l’œuvre de Dieu, et en être inspirés.
Une bénédiction en – long - débat

Dans l’expérience humaine, c’est un cri qui marque et célèbre une naissance. Il est possible d’appliquer cette règle naturelle à une naissance spirituelle, personnelle ou collective. Je le ferai ici pour parler de la naissance de l’Ancre, en évoquant non seulement un cri, mais deux.

Le premier remonte à l’année 2014. Cette année-là, l’UEPAL(1) organise un processus synodal au sujet de la bénédiction des couples de même sexe. Paroisses, consistoires, inspections : tous les échelons de l’Union sont invités à participer au débat. L’un de ses enjeux est la prise en compte de la nouvelle loi, très mal nommée, du « mariage pour tous », en réalité et de manière plus appropriée du « mariage ouvert à la conjugalité homosexuelle »(2), sur lequel la France a été le 9ème pays européen à légiférer(3).

La théologie du mariage des Églises protestantes, ce fait est connu, précise qu’elles ne marient pas, mais qu’elles accompagnent et bénissent les couples mariés aux yeux de la loi civile. Les couples de même sexe ayant accédé en 2013 à ce statut en France, la question s’est de facto posée aux Églises.

Dans l’UEPAL, un document présentant à la fois des thèses favorables et défavorables à la bénédiction des couples mariés de même sexe est proposé comme base de travail. L’horizon est une prise de décision à l’Assemblée de l’Union de juin 2014(4) .

Dès l’ouverture du processus, un groupe de partisans de la dite « bénédiction pour tous » diffuse un manifeste appelant à « un débat ouvert ». Ce texte affirme notamment que « tout amour sincère, libre et responsable est l’expression de la création bénie de Dieu ». Il est signé par 150 pasteurs et laïcs. Cette initiative rapide est caractéristique d’une très forte mobilisation des partisans de la bénédiction, notamment des membres du Carrefour des Chrétiens Inclusifs. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à faire appel aux médias pour faire connaître leurs idées. Une page Facebook UEPAL en débats est ouverte pour nourrir le débat, mais elle sert surtout à promouvoir les arguments en faveur de la bénédiction. Elle est toujours active(5) .

La réaction des opposants, partis en ordre dispersés, est plus longue à se faire sentir. Le pasteur Stéphane Kakouridis participe à plusieurs tables-rondes pour expliquer son opposition(6). A la demande des responsables de la page « UEPAL en débats », il publie également un texte intitulé Savoir dire non, qui est accueilli par beaucoup comme une réflexion nuancée et respectueuse des personnes LGBT(7). Bernard Laiblé, pasteur à la retraite, rédige une pétition qui recueille 75 signatures de pasteurs et de laïcs. Deux professeurs de la faculté de théologie de Strasbourg, Matthieu Arnold et Karsten Lehmkühler – qui est également l’un des deux rapporteurs pour le processus synodal –  écrivent chacun un texte prenant position contre.

Les débats sont souvent violents. Les partisans manient les accusations d’étroitesse d’esprit, de ringardise, de fondamentalisme ou d’homophobie. Parmi les opposants, certains tiennent aussi des propos outranciers, comparant l’homosexualité à la zoophilie, la désignant comme maladie ou accusant les pro-bénédiction de commettre le péché contre le Saint Esprit. Nombre de personnes contre fuient purement et simplement les débats. Leur silence a  des motivations diverses : peur d’être étiqueté ou jugé, ou simplement désapprobation de la démarche même du dialogue sur ce sujet.

Face à cette situation, deux pasteurs actifs dans le débat et de points de vue opposés signent ensemble une déclaration, Au-delà de nos désaccords profonds, dans laquelle ils encouragent l’Assemblée de l’Union à ne pas prendre de décision précipitée en raison notamment des réactions vives constatées de part et d’autre. Finalement l’Assemblée de l’UEPAL de juin 2014, prenant acte que les résultats du vote montrent l’impossibilité d’un consensus large, décide de surseoir à cette décision pour au moins 4 ans. Le débat devra en attendant s’enrichir d’une réflexion sur l’autorité des Ecritures, et s’inscrire dans une approche globale de questions liées à la famille et à la conjugalité.
Dans les deux années qui suivent, les nouvelles viennent surtout de l’extérieur, avec la décision remarquée du synode de Sète de l’EPUdF(8) et l’une de ses conséquences : la naissance du courant des Attestants. Chez nous ce débat est momentanément suspendu, mais beaucoup y pensent ; certains, dans le camp des pro, le préparent d’ailleurs en usant d’habiletés électorales dans les conseils d’Eglise à différents niveaux. Par ailleurs, quelques bénédictions sauvages sont plus ou moins discrètement célébrées, sans qu’il y ait de réaction de la part de la direction de l’UEPAL.
Celle-ci conformément à sa résolution, reprend le calendrier qu’elle s’est fixée. Elle s’engage en 2017 dans une démarche synodale à laquelle toutes les paroisses, et tous les membres de l’Union sont appelés à participer, sur la question de l’autorité des Ecritures.

En 2018 vient le tour de l’éthique familiale, dans une présentation volontairement élargie à des questionnements pluriels sur le couple et la famille, afin d’éviter la réitération d’un débat passionnel et irréductible sur la seule question de la bénédiction. Les pasteurs et conseillers presbytéraux reçoivent un dossier d’étude préparé par le service de la pastorale conjugale et familiale de l’UEPAL intitulé Couples, familles, parentalités(9). Sur la question de la bénédiction des couples de même sexe, ce dossier est pour le moins orienté, puisqu’il ne présente que deux points de vue … favorables. Et sur plusieurs autres points essentiels, ses affirmations paraissent pour le moins discutables au regard des enseignements bibliques. Ce document, qui bénéficie d’une belle présentation, ne suscite que quelques réactions, très maigres au regard de ce qui pouvait être attendu.

Discernement et communion

La longue chronologie que je viens de rappeler est celle de la vie d’une Eglise, de la naissance du courant de l’Ancre.

Celle-ci s’inscrit dans une histoire, qui est celle de nos temporalités personnelles, celle de la temporalité des Eglises, mais qui est avant tout temps de Dieu. Un temps que nous avons perçu, dans notre petite fraternité, comme étant celui de la maturation et du discernement. Cinq années se sont écoulées depuis l’ouverture du premier débat. Beaucoup d’eau et d’encre ont coulé. Les questions d’aujourd’hui autour de l’Assistance Médicale à la Procréation et des mères porteuses, traitées de fantasmes il y a quelques années et balayées d’un revers de manche, sont devenues réalités, au nom d’une certaine vision de l’égalité. Si cela ne l’était pas encore, il est donc clair qu’il ne s’agit pas seulement d’amour quand nous parlons du mariage homosexuel, mais d’une révolution anthropologique majeure, qui met en danger la différenciation sexuée telle que les Ecritures en parlent. En l’espace de quelques années, certains masques ont pu ainsi encore tomber.

Ensuite cette temporalité nous situe d’emblée dans la perspective d’une recherche de communion sur un sujet qui ne cesse – non sans raisons – de mettre à mal l’unité de l’Eglise. Les sérieux remous provoqués par la décision du synode de Sète au sein de la Fédération Protestante de France en sont la preuve. Ils laissent notamment apparaître que la recherche de  la communion ne demande pas à nourrir sans cesse le débat. Il est évident que sur une question comme celle de la bénédiction des couples de même sexe, les positions herméneutiques d’abord, éthiques ensuite, sont irréconciliables. La communion ne peut donc se situer qu’au-delà de nos désaccords.
Mais jusqu’à quelle tension ?

Premiers pas de l’Ancre

Le moment est venu d’entrer plus en détail dans l’histoire de la Fraternité de l’Ancre. Elle qui n’est en février 2017 qu’une rencontre d’une poignée de pasteurs de sensibilité évangélique et charismatique. Rencontre sincèrement désirée, mais très  informelle. Nous avons alors en commun de nous être senti personnellement interpelés par les débats de l’année 2014, puis par la décision du synode de Sète, et ses conséquences.
Nos premières rencontres ont lieu dans les locaux de l’Ancre. Situé au centre-ville de Strasbourg, l’Ancre est un lieu dédié à l’accompagnement spirituel. Il est lié à la communauté du renouveau charismatique Saint Nicolas, une communauté singulière dans le paysage ecclésial alsacien, singulière et reconnue. Notre groupe n’étant pas pressé de se donner un nom, nous marquons tous dans nos agendas la date de la prochaine rencontre sous la simple désignation de ce lieu : l’Ancre. Au fil du temps, ce nom devient pour nous une attache bien plus que géographique. Nous vivons nos passages à l’Ancre comme un encouragement, suivant l’image, unique dans la Bible, appliquée à l’espérance dans la lettre aux Hébreux : « [L’espérance] est pour nous comme une ancre de l’âme » (He 6, 19).

Tout naturel qu’il est, ce nom ne va pas sans poser de difficulté. Nous découvrons ainsi un jour que l’image de l’ancre a été choisie par la paroisse Saint Guillaume, paroisse strasbourgeoise de tendance libérale accueillant une antenne inclusive très active dans la promotion des revendications LGBT ! Faut-il voir là un trait d’humour de Dieu, réunissant ses enfants en profond désaccord sous un même symbole ? Ou plutôt le signe d’un combat engagé sur un territoire spirituel ? Nous finissons par admettre que l’ironie de la situation devrait nous permettre de mener le combat spirituel tout en restant dans le sein d’une communion fraternelle … sous le signe de l’ancre !

Cette Ancre devient par la suite un acronyme qui fait sens pour nous, sous la forme d’une prière exprimant nos intentions les plus fortes : Anime Nos Cœurs pour le Renouveau de l’Eglise. Prendre position contre la bénédiction des couples de même sexe peut rapidement passer pour une opposition de principe, ou de défense. Car nous avons dès le début la conviction que notre appel est plus large que cela, et qu’il touche à des sujets essentiels : l’autorité des Ecritures, l’évangélisation et le réveil de l’Eglise … Loin de nous l’idée de tenir une position de défense. C’est un renouveau que nous désirons, et ce renouveau, Dieu seul peut le guider : « Anime Nos Cœurs » !

Un appel en Christ

Nous avons matière à nous étonner quand nous voyons quel climat de confiance Dieu a instauré entre nous, en s’appuyant sur nos individualités. Certes nous ne retracerions sans doute pas les étapes de notre existence de manière univoque. Ceci étant, toutes les actions importantes en sont marquées par un profond accord, et une étonnante assurance.

J’en trouve les traits principaux dans l’exhortation que Paul adresse aux chrétiens de Philippes : « S’il y a donc un appel en Christ, un encouragement dans l’amour, une communion dans l’Esprit, un élan d’affection et de compassion, alors comblez ma joie en vivant en plein accord » (Ph 2, 1-2).

En quoi ces mots résonnent-ils aujourd’hui pour la Fraternité de l’Ancre ?

- Le véritable appel est en Christ. Il n’est ni dans l’institution qu’est l’Eglise, ni dans les résolutions humaines. C’est ainsi que nous voulons le vivre, ainsi que nous voulons nous laisser surprendre, nous laisser reprendre. Cet appel, nous devons sans cesse le discerner, au-delà d’un simple fonctionnement d’Eglise, où la meilleure collégialité, la meilleure pratique démocratique ne suffisent pas, si elles ne sont pas habitées. Aussi il nous semble que nous vivons des temps d’endurcissement où la voix de Dieu n’est plus entendue, et nous voulons remettre au cœur de notre vie personnelle et de notre vie d’Eglise cette voix agissante et puissante.

- L’encouragement et l’affection : nous les cherchons ! Comme pasteurs, et qui plus est avec notre sensibilité évangélique, nous ne recevons pas toujours d’encouragements. Plus nombreux souvent sont les combats, intérieurs et extérieurs, pour garder un cap spirituel au milieu de sollicitations diverses et variées, d’une vie institutionnelle exigeante, et aussi de contraintes familiales. Comment dès lors se ressourcer dans un ministère où advient souvent la solitude ? La formation continue, ou les groupes de paroles mis en place par les Eglises sont des propositions intéressantes, et certainement fructueuses. Mais si elles nourrissent la réflexion, elles ne sont pas nécessairement des lieux de ressourcement spirituel. Or là est notre trésor, et là doit être notre cœur. Cette problématique ne se limite pas au corps pastoral : elle gagne le corps du Christ dans son ensemble, qui a sans cesse besoin de vivre encouragement et affection.

- La communion : nous avons déjà évoqué plus haut la question de la communion. Le long temps de débat au sujet de la bénédiction en a fait une question centrale. Sans doute y avons-nous aussi été rendu attentifs par la situation des Eglises sœurs. Nous nous sentons pleinement à notre place dans l’UEPAL, qui est notre Eglise. Nous l’avons montré en participant à différents processus synodaux, et notre démarche n’a rien eu d’une posture. Notre Eglise, nous y reviendrons, est plurielle dans ses sensibilités, et nous croyons qu’il y a aujourd’hui, comme il y a eu hier, une place pour un courant confessant, sans qu’il soit question d’envisager une sortie ou une démission. Nous nous sentons au contraire fortement incités à approfondir notre communion en Christ.

Nous cheminons ainsi, confiants, plongeant nos racines dans un appel, dans l’affection et l’encouragement, dans la communion, confiants aussi dans l’exaucement de la prière formulée dans les lettres de l’Ancre, « Anime nos cœurs ».  Nous n’avons pas cherché d’abord à fédérer, ni à grandir en nombre. Là n’était pas notre première préoccupation. Notre intention nous a porté dans un premier temps d’une part à mieux nous connaître, en prenant le temps d’une écoute réciproque ; d’autre part à échanger des expériences personnelles et des convictions, tout autant que des informations que les uns et les autres pouvaient avoir sur la vie de l’Eglise ; enfin à chaque rencontre nous avons prié ensemble pour laisser à Dieu le gouvernail de notre frêle embarcation. Nous ne pouvons aujourd’hui que saluer le chemin parcouru et en rendre grâce. Car sans méthode particulière, Dieu a renouvelé en nous le désir de partager, et a commencé à donner à un noyau une audience plus grande.

Autorité des Ecritures

Venons en maintenant au premier sujet qui nous a mobilisés.

Cela est constaté à chaque fois que le débat a lieu : la question de la bénédiction des couples de même sexe révèle de sérieuses divergences dans la conception de l’autorité des Ecritures. Immanquablement, nous en venons à constater sur des textes sensibles des interprétations irréconciliables. L’appréciation de l’anthropologie biblique de la différenciation sexuée à partir du livre de la Genèse, le sens des identités considérées « en Christ » dans Galates 3, 27-28, ou encore la qualification du fait homosexuel dans les épîtres pauliniennes en sont des exemples significatifs. Les questions que ces passages et d’autres suscitent finissent par révéler des distances plus ou moins grandes prises avec les textes, parfois au moyen d’exégèses trop rapides, d’autre fois en raison de présupposés théologiques revendiquant une compréhension selon l’esprit et non selon la lettre.

La consultation sur l’autorité des Ecritures est lancée au début de l’année 2017 par les instances de l’Union. Nous trouvons sage d’aborder cette question de manière sérieuse, et nous souhaitons y apporter notre pierre par une contribution écrite à plusieurs voix, et co-signée par les membres de notre groupe. Le texte que nous envoyons en mai 2017 aux instances en appelle à une « lecture croyante et spirituelle de l’Ecriture ».

Nous y exprimons entre autres les convictions suivantes :
-    Tout d’abord notre reconnaissance pour le choix de ce thème central pour la foi chrétienne.
-    Notre inquiétude devant l’abandon de la notion même d’autorité des Ecritures, remplacée par une autorité d’interprétation
-    Notre souhait de voir s’amplifier la formation biblique et spirituelle des membres de nos Eglise, et notre souhait d’y participer
-    Notre positionnement contre la bénédiction des couples de même sexe au nom de l’autorité que nous reconnaissons aux Ecritures

Le temps de la décision synodale de juin 2017 constitue un moment important de la vie notre Union d’Eglises. Elle voit en effet se dérouler conjointement les deux assemblées de nos deux Eglises : le synode de l’EPRAL, et le consistoire supérieur de l’EPCAAL, ensuite réunis en Assemblée de l’Union élargie pour le vote de la résolution(10). Mais quelle déception de voir toute mention de l’autorité des Ecritures passée sous silence dans le texte définitif, faisant, comme nous l’avions pressenti, la part belle à l’interprète, et à une Parole à interpréter !(11). Ce jour-là, la joie de vivre une Union plus réelle est alors entâchée par l’impression de perdre une affirmation centrale de nos confessions de foi protestantes.

Conjugalité et parentalité

Mais un autre sujet nous attend, tout comme nous l’attendons, et avec lui un nouveau processus synodal sur le thème de la conjugalité et la parentalité. En janvier 2017 paraît le livret intitulé Couples, familles, parentalités, comme support de discussion pour les églises locales et leurs conseils presbytéraux. Ce livret nous semble, dès la première lecture, très orienté. Son titre pluralisé dans chacun de ses termes le laissait présager : des couples, des familles, des parentalités. Avec des affirmations comme : « le problème, c’est le modèle père-mère-enfant », ou « le divorce, une invention géniale », et, comme nous l’avons signalé plus haut, un positionnement unilatéral sur la bénédiction, il nous laisse profondément interloqués.

Après en avoir pris connaissance et en avoir discuté, nous décidons de réagir(12). Notre réflexion, qui comporte aussi des recommandations pour la future Assemblée de l’Union, commence ensuite à circuler. Les premières réactions nous font comprendre que le livret, pourtant assez largement distribué, a été très peu lu, et qu’une fois lu, il entraîne de nombreuses critiques. Au premier rang d’entre elles la légèreté de la réflexion biblique proposée, et des outrances à l’image de celles que nous avons soulignées plus haut.

Nous choisissons par conséquent de transmettre autour de nous notre contribution écrite, en nous adressant à des membres de nos Eglises en situation de responsabilité : conseillers presbytéraux, prédicateurs, responsables de service, professeurs de théologie. Il est proposé à ceux et celles qui le souhaiteraient d’apposer leur nom en bas du document, s’ils l’approuvent et souhaitent le dire. En relativement peu de temps nous recueillons une soixantaine de signatures, de personnes aux responsabilités différentes, et venant de lieux eux aussi assez variés. De nombreux contacts sont établis avec des pasteurs, qui apportent ou non leur signature, et nous recevons cette soudaine adhésion comme un signe encourageant. La voix que nous faisons entendre fait du bien, et commence à rassembler.

L’Assemblée de l’Union de novembre 2018 accueille et examine toutes les contributions reçues. Notre texte est salué pour la solidité de son argumentation théologique. Dans son message final, adopté quelques semaines plus tard seulement, l’Assemblée prend acte de la diversité des points de vue et appelle chacun à oser « l’Eglise de la communion fraternelle comme lieu des divergences assumées, au nom de Celui qui nous réunit au-delà de nos altérités ». Elle prévoit aussi que la réflexion sur la bénédiction des couples de même sexe soit reprise et soumise au vote de l’Assemblée de l’UEPAL en novembre 2019.

Par la suite des représentants de notre groupe sont invités à un temps d’échange avec la présidence de l’Union, tandis que deux soirées de débat contradictoire sont à nouveau mises en place dans un secteur paroissial d’Alsace du nord. L’ambiance y est beaucoup plus sereine qu’en 2014, même si les positions des uns et des autres n’ont guère changé.

Elargir le cercle

Pour nous la route continue et sans être balisée seulement par un calendrier institutionnel. Même avec notre volonté de servir au sein de notre Union d’Eglises, nous ne voulons pas nous laisser happer et déterminer par cette contrainte, car là ne nous semble pas être l’appel premier pour nous.

Le groupe de pasteurs que nous étions à l’origine a été rejoint par quelques laïcs, figurant parmi les signataires de notre contribution. Dorénavant, quand nous invitons à une rencontre, nous pouvons le faire à partir d’une liste de diffusion élargie à quelques 70 personnes. Nous pensons qu’il est temps de structurer un minimum nos échanges, et de continuer à travailler à l’encouragement et à l’édification.

Les deux initiatives que nous retenons sont : d’une part la création d’un site internet qui sera une interface de ressources disponibles : articles, prises de position, réflexions bibliques. D’autre part la perspective d’une journée de rencontre, à l’horizon de la rentrée 2019(13). Jusque là nous sommes un réseau, sans bureau, sans finances propres. Nous envisageons désormais la création d’une association, mais avec l’entière conviction que l’élargissement sera le fait de Dieu. Et puisque une ancre nous tient, tâchons à notre niveau de garder la bonne direction. Celle-ci est marquée par une aspiration à la fraternité, et à un réveil, que nous voulons maintenant expliciter.

Vers une fraternité

La fraternité s’est imposée à nous comme un désir, et un devenir. Ce mot qui a été chanté sur tous les rythmes lors du dernier rassemblement Protestants en Fête(14), nous est apparu comme une exigence intérieure propre à une vie de disciple. A tel point que nous l’avons adossée au nom si évident de l’Ancre, pour nous appeler désormais Fraternité de l’Ancre.

Le désir est d’abord celui d’approfondir les liens qui nous unissent dans le Christ. Etant membres d’une Eglise dite multitudiniste, nous n’opposons pas radicalement l’intérieur de l’Eglise de l’extérieur, à l’image de ce qui est vécu dans certaines Eglises de type confessant. Il est essentiel pour nous que la marge reste très ouverte, et déploie une large zone de rencontre et d’évangélisation. Mais nous voulons vivre le plus pleinement possible la réalité des enfants de Dieu attachés au Christ, qui nous permet d’appeler celui ou celle qui reçoit avec nous la Parole prêchée « frère », « sœur », sans artifice, ni arrière-pensée.

Cette fraternité est une autre manière de parler de la communion. Elle en est très certainement la part dynamique, relationnelle, située dans une obéissance qui est en même temps élan du coeur. « Et voici le commandement que nous tenons de lui : celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère » (1 Jean 4, 21).

Alors que notre Union d’Eglises s’achemine, selon toutes les apparences, vers une décision favorable à la bénédiction des couples mariés de même sexe, la question de la communion nous est posée avec une acuité particulière. Nos divergences de position au sein d’une même Eglise sont-elles des opinions n’engageant qu’une diversité secondaire et souhaitable ? Théologiquement dit, la question relève-t-elle des adiaphora, de ces sujets qui peuvent être débattus sans remettre en cause la communion des croyants ? Ou relèvent-elles au contraire d’un status confessionis, de la confession de foi liée à la pure prédication de la Parole et la droite administration des sacrements ? Dans la première hypothèse, la communion ecclésiale n’est pas menacée. Dans la seconde, elle ne peut être maintenue. Les échanges que nous avons à ce sujet au sein de notre Fraternité révèlent des nuances sur ce point, et nous nous réjouissons de ce que ces nuances nous gardent éveillés à la parole de l’autre, et au renouvellement de notre intelligence.

Piétistes ? Confessants ? Professants ?

C’est dans ce contexte de diversité affichée qu’arrive une Fraternité de l’Ancre, mais avec quelle identité ? Quel serait le terme serait le plus approprié pour définir ce que nous sommes ?

Les termes de « confessants » et de « professants » soulignent ensemble l’adhésion à une dimension doctrinale unificatrice, et mettent en valeur le témoignage personnel de la foi, par contraste avec une affirmation sociale et extérieure d’une appartenance religieuse. Ils ont l’avantage de ne pas être cantonnés à une période historique, même s’ils sont liés à la grande période du réveil du 19ème siècle, et à l’émergence du courant évangélique.

Le piétisme quant à lui est identifié comme un mouvement historique qui a marqué le protestantisme alsacien entre le XVIIème et le XIXème siècle avec des figures historiquement marquantes comme celle de Philippe Jacob Spener (1635-1705), ou de Nicolas de Zinzendorf (1700-1760) et de l’exemple des frères moraves.

La piété n’a pas bonne presse. Le terme est désuet. Ne dit-on pas un « vœu pieux », pour parler de ces velléités qui ne se réalisent jamais ? Il faut bien avouer que ce terme accompagne notre route depuis ses débuts.

Le piétisme peut se définir comme « théologie du cœur »(15). Le protestantisme alsacien en a été pétri, dès la deuxième moitié du 17ème siècle, après la publication et la diffusion de l’ouvrage de Philippe Jacob Spener, les Pia Desideria. Spener est reconnu comme un père fondateur du piétisme. Son action pastorale a été comparée à celle de Luther, et lui a valu la réputation de successeur du réformateur. Formé à la théologie, Spener a fait le constat de la grande détresse spirituelle de l’Eglise de son temps, dans la seconde moitié du XVIIème siècle, quelques décennies après l’avènement de la Réforme. Il est à l’origine d’un renouveau marquant dans les Eglises rhénanes. Appelé à exercer des fonctions importantes dans l’institution ecclésiale, il se rend vite compte de l’impossibilité d’obtenir de véritables changements par le haut. Il imagine un tout autre chemin : celui des conventicules, ou ecclésioles qui ne sont autre chose que les ancêtres de nos églises de maison: des groupes de croyants lisant assidûment les Ecritures, et développant une vie fraternelle. Il réfléchit aussi au rôle des prédicateurs, et au partage des idées et des intentions.

Une citation tirée de l’ouvrage majeur de Spener, les Pia desideria, résume ce cheminement en quelques lignes. Nous la donnons ici comme un reflet de notre expérience à l’Ancre, où, tout en cultivant une confiance vis-à-vis de l’Eglise institutionnelle, nous voulons nous concentrer sur l’édification, plus que sur un fonctionnement  : « Il s’agit donc de savoir si une solution adaptée à notre temps, à défaut d’une telle réunion [de chefs haut placés et responsables] ne serait pas la suivante : que des prédicateurs chrétiens, réfléchissent ensemble à ces choses importantes, dans la crainte de Dieu, soit en écrivant les uns aux autres, soit en publiant leurs pensées, pour permettre à ceux qui ont à cœur l’œuvre du Seigneur d’être informés des idées d’autres frères et de participer à la réflexion, et qu’ils s’interrogent avec soin sur ce qui pourrait servir la communauté de Dieu »(16).

Selon les époques et les directions d’Eglise, le piétisme a été plus ou moins accepté ou toléré en Alsace. Un pasteur comme Jean-Frédéric Oberlin, père spirituel et social du Ban de la Roche,  en a reçu la ferveur. La mission de Bâle, ainsi que la maison des Diaconesses en sont les fruits toujours vivants. Son empreinte n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui, même si sa voix, dans le concert de l’Eglise, s’est faite discrète.

La piété est-elle inodore et incolore ? Nous devons cette question à un responsable d’Eglise qui avait ainsi évalué l’année de vicariat d’un jeune pasteur en évoquant sa « piété consensuelle ». J’ai toujours pensé qu’il faisait fausse route, sur la base d’une opposition caricaturale entre une foi intelligente réputée tranchante, et une foi pieuse réputée aveugle à tout réel enjeu humain. C’est méconnaître les enjeux spirituels d’une vie chrétienne. La voie de la sanctification a souvent pour conséquence de faire bouger des lignes qui paraissaient auparavant inamovibles, ou enterrées, et dérange le plus souvent. Que nous soyons plutôt charismatiques, ou plutôt professants, cette voie nous convient, à la suite de l’alsacien Spener et du réveil qu’il a encouragé. Puissions-nous en avoir la ferveur !

« Enracinés et fondés »

Nous avons accroché la première rencontre de notre mouvement au passage de la lettre aux Colossiens : « Soyez enracinés et fondés en lui, affermis ainsi dans la foi telle qu’on vous l’a enseignée, et débordants de reconnaissance » (Col 2, 7). Nous pensons que la condition de « l’ouverture » tant recherchée par les Eglises comme si elle était une porte de salut est là : dans un enracinement et un fondement, à l’image du juste décrit dans le Psaume 1, comme « un arbre planté près des ruisseaux », dans une image empreinte de beauté et suggestive de la reconnaissance. Dans ce verset de Colossiens, il est aussi question d’enseignement et de transmission, une tâche salutaire puisqu’elle permet l’accès aux textes bibliques, et à leur interprétation, et au Christ.

« Enracinés et fondés » dans le Christ, nous sommes porteurs d’une Parole qui est puissance de résurrection et de vie, et qui continue aujourd’hui à se répandre, à convertir et à convaincre. Sommes-nous toujours à la hauteur de cette tâche d’évangélisation ?

Nous faisons l’expérience que c’est souvent par une forme d’autocensure que les Eglises tournent le dos à l’évangélisation, et à l’affirmation plus assurée de la foi qui les anime. Nous constatons avec enthousiasme et reconnaissance que notre courant s’inscrit dans les orientations prises de manière tout à fait officielle par notre Union d’Eglises. Formulées et adoptées en 2014, elles placent au cœur de la vie de l’Eglise le témoignage et l’évangélisation. Elles appellent un changement significatif « D’un héritage préservé à une identité protestante confessante » et demandent aux Eglises locales comme aux ministres de passer « D’une priorité de desserte à une priorité de témoignage »(17).

Si nous nous y engageons de tout cœur, pas au nom d’une ouverture à tout prix, mais « enracinés et fondés » en Christ, nous savons que pouvons nous attendre à des transformations importantes, qui toucheront dans leur aspect nos paroisses trop souvent encore situées à l’ombre du régime concordataire.

Autrement dit, il est temps pour nous de lever l’Ancre qui nous a été confiée. La route ne fait que commencer.


Julien N. PETIT
Pasteur de l’UEPAL, aumônier universitaire, à Strasbourg



(1) L’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL), comme son nom l’indique, est de fait, depuis 2006, une Union de deux Eglises concordataires : l’Eglise Protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine (EPCAAL), et l’Eglise Protestante Réformée d’Alsace et de Lorraine (EPRAL). Dans ces pages nous la désignerons aussi comme « Union », ou « Union d’Eglises ».
(2) Loi présentée par Christiane Taubira, Garde des sceaux du gouvernement Ayrault, promulguée le 17 mai 2013. Depuis lors, le Code civil dit : « Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe » (Livre 1er, Titre V, Chap. 1er, art. 143).
(3) Source : site gouvernement.fr

(4) Dans l’organigramme de l’UEPAL, l’Assemblée de l’Union est une assemblée législative qui rassemble des délégués élus des deux Eglises luthérienne et réformée. Sur le papier, elle ne détient cependant pas encore d’autorité doctrinale.
(5) UEPAL en débat : https://www.facebook.com/benedictionUEPAL
(6) Merci à Stéphane d’avoir contribué largement à la rédaction de cette partie sur le débat de 2014
(7) Texte en ligne : www.fraternitedelancre.fr
(8) Eglise Protestante Unie de France

(9) Couples, familles, parentalités. Document d’étude de l’UEPAL, Olivetan, janvier 2017
(10) Dans le cadre de l’Union d’Eglises de l’UEPAL, ces deux instances restent pour le moment décisionnaires en matière de doctrine et de pratiques. L’Assemblée de l’Union, qui réunit des délégués des deux Eglises, ne bénéficie pas statutairement de cette compétence
(11) https://www.uepal.fr/wp-content/uploads/2019/06/170625_R%C3%A9solution_Assembl%C3%A9eUnion.pdf
(12) « A propos du livret Couples, familles, parentalités. Réflexions et propositions en vue de l’Assemblée de l’Union du 17 novembre 2018 ». A lire sur fraternitedelancre.fr

(13) Le 21 septembre 2019
(14) Rassemblement à l’initiative de la Fédération Protestante de France à Strasbourg, octobre 2017

(15) Titre d’un ouvrage de Pierre Poiret, théologien réformé mystique (1646-1719)
(16) Phillippe Jacques Spener, La vie évangélique - Pia désideria, Arfuyen, 2017, p. 29

(17) Document « Orientations stratégiques 2015-2025 », adopté en novembre 2014. http://acteurs.uepal.fr/uepal/actualites/orientations-strategiques



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PDF Article Une Ancre à lever

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