Religion conservatrice ou progressiste ?
Dimanche 10 mai 2020
Culte Universitaire
« La religion : conservatrice ou progressiste ? »
Julien N. PETIT
Lecture biblique : Jean 8, 1-11
« La religion : conservatrice ou progressiste ? ». Telle était la question posée pour ce dimanche annoncé comme un Culte Universitaire . Pour les raisons que tout le monde connaît, nous avons dû renoncer à la formule, mais pas au thème.
Une question, autant commencer par là, que l’on pourrait rejeter d’emblée. Car à la considérer « de l’intérieur », d’un point de vue de croyant, nous avons de bonnes raisons de penser qu’elle est sans objet valable. Arrêtons-nous un instant sur celles-ci. J’en verrais trois.
D’abord nombre de croyants, même s’ils se savent appartenir à une famille religieuse, ne se comprennent pas, à juste titre, comme des êtres religieux. Se comprendre comme une personne aimée, un enfant de Dieu, se savoir animé par une foi toute personnelle, même si elle est héritière aussi d’une tradition protestante, catholique, ou évangélique, n’entraîne pas nécessairement que l’on se dise « religieux ». C’est même très contestable, raison pour laquelle la distinction entre foi et religion est souvent faite au sein des Eglises issues de la Réforme, avec une préférence pour la première en tant que relation sur la deuxième qui figure un système, en même temps qu’une institution.
Ensuite il serait avant tout nécessaire de définir ce que l’on entend par « conservatisme » et « progressisme », et le terrain sur lequel se joue leur opposition. Bien sûr on verra tout de suite apparaître les profils du catho de gauche, ou tradi de droite, celles du protestant historique en phase avec la modernité, et celle du protestant évangélique conservateur, mais ce sont là des catégories sociologiques sommaires qui ne suffisent pas à rendre compte d’une diversité de positionnements théologiques.
Par ailleurs le conservatisme et le progressisme regroupent des idées morales et politiques dont les déclinaisons ont pris des accents très différents au cours des siècles, et les progressistes d’un jour se révèlent être les conservateurs du lendemain, … et réciproquement (on le dit moins dans ce sens).
Enfin cette question constitue, je crois, pour la foi chrétienne un piège idéologique dans lequel elle doit se garder de tomber. N’y a-t-il pas là le danger d’une réduction, d’une captation de la foi, de ses articles, de sa vitalité, de sa liberté, par des réalités politiques, par des appartenances qui lui sont étrangères ou, du moins, secondaires ?
Un piège dans lequel est tombé un récent édito du journal Le Nouveau Messager, qui affirmait, à l’approche des élections municipales : « Dis-moi pour qui tu votes, je te dirai qui tu es » . Eh bien non, le vote ne donne pas le dernier mot de mon existence, et surtout pas de mon existence croyante, il ne permet pas de dire qui je suis, mais ce que je pense d’une situation donnée, et de la meilleure offre politique pour y répondre.
Voilà autant de raisons qui incitent à une certaine prudence face à la question donnée. Il n’empêche qu’elle est souvent posée, et qu’il serait inconséquent de ne pas y répondre, alors que les Ecritures, et le Seigneur lui-même nous demandent d’être « toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte » (1 P 3, 15).
Prenons donc le temps de l’examiner, dans le cadre éthique qui est le sien, et faisons-le à la lumière du texte biblique proposé, qui nous donnera de précieux éléments de compréhension.
Comme d’autres textes très souvent commentés du Nouveau Testament, ce texte riche significatif, riche de sens, de l’évangile de Jean souffre certainement de sa notoriété, et des raccourcis interprétatifs qui accompagnent sa lecture.
Significatif, ce texte l’est en tant que moment de confrontation de Jésus à ses détracteurs, mais à travers eux à la dureté de la Loi mosaïque et de son application. Jésus et la Loi : l’enjeu est de taille pour ce qui est de comprendre l’Evangile comme proclamation de la grâce de Dieu.
Annoncer la grâce signifie-t-il mettre fin à tout carcan moral et législatif, désormais dépassé ?
Evidemment non, car il n’est pas de grâce sans que le péché soit identifié, et il n’est pas de péché sans loi pour le révéler et le nommer.
Evidemment non, sauf à renoncer à une affirmation biblique majeure : l’éclairage réciproque que jettent l’un sur l’autre l’Ancien et le Nouveau Testament. Affirmation reprise et développée théologiquement par les Réformateurs qui s’évertuèrent à penser pour la redéfinir l’articulation entre la Loi et l’Evangile, en affirmant toujours que la première est nécessaire, et fait partie du second.
Cela éclairera notre questionnement, puisqu’il s’agit bien d’entrevoir si l’Evangile est en lui-même une nouveauté absolue tendue vers un changement, un progrès, ou un mouvement de conservation, de défense d’un héritage ?
Mais revenons à Jésus, mis devant la menace imminente de la lapidation de cette pauvre femme que les maîtres de la Loi lui amènent pour le sommer de justifier son attachement aux règles du code de sainteté (Lv 20, 10). La question paraît d’autant plus essentielle qu’une violence extrême, mais légale, s’apprête à parler.
Or Jésus désarme son monde.
Il désarme d’abord les accusateurs qui s’en prennent tout autant à lui, Jésus, qu’à elle, guettant soit son manque de compassion, soit son manque de rigueur. Les voilà, décontenancés, prenant discrètement la fuite après que les mots de Jésus ont soudainement réveillé leur conscience.
Il désarme sans doute aussi cette femme, bien que le texte soit plus silencieux à son sujet. On l’imagine désarmée comme l’annonce d’une grâce inattendue peut le faire, parce qu’elle ouvre tout à coup un avenir que l’on croyait définitivement clos. « Moi non plus je ne te condamne pas, va, ne pèche plus » : peu importe ici que ces mots fassent l’objet d’une discussion exégétique, le départ de la femme et la suite de son existence sont ouverts par l’intervention de Jésus. Ils font entrevoir à celle qui semblait condamnée l’instant d’avant une liberté et une responsabilité telles qu’elles en sont désarmantes.
Enfin Jésus nous désarme nous aussi, car il nous laisse avec une demi-réponse.
A aucun moment il ne conteste la légitimité de la Loi, ce que l’on constate ailleurs. Il ne le fait pas plus lorsqu’il répond à ses détracteurs qui lui reprochaient de guérir pendant le jour du Sabbat. A ceux-là il ne dit pas : « Le Sabbat c’est du passé », mais il dit : « Il est fait pour l’homme ». Aux accusateurs de la femme, il ne dit pas : « Votre Loi est mauvaise », mais il les renvoie à la réalité du péché en eux, péché que la loi, justement, sert à révéler. Plus que jamais il apparaît comme Celui qui est venu « accomplir, et non abolir » la Loi (Mt 5, 17).
Mais si la loi n’est pas contestée, elle n’est pas non plus appliquée. Jésus fait en sorte qu’elle ne le soit pas, et qu’elle soit ramenée à hauteur d’homme, à la hauteur du cœur et de la conscience humaine.
Cette demi-réponse, aussi inconfortable soit-elle, est une formidable opportunité pour celui ou celle qui la vit et la reconnaît. Elle est fondatrice à la fois d’une écoute renouvelée de la Parole de Dieu, libérée d’une lettre mortifère, et fondatrice d’une liberté que l’apôtre Paul n’hésite pas à appeler « glorieuse » (Rm 8, 21).
D’où la question, légitime : Jésus valide-t-il, en l’intensifiant, la Loi de l’ancienne Alliance ? Ou au contraire, la réoriente-t-il de manière si radicale, prend-il avec elle une telle distance qu’elle en devient caduque ?
Ou dit autrement, et pour nous cette fois : que gardons-nous de l’ancien ? Quels seraient les invariants, dans la Loi, que l’Evangile confirme ?
On voit bien que répondre à cette question va nous situer dans notre approche des textes bibliques, dans notre herméneutique. Car l’ancien, pour nous, c’est l’Ancien Testament. A l’extrême, nous pourrions tomber soit du côté d’un littéralisme vétéro-testamentaire pro-lapidation, soit du côté de l’abandon pur et simple de la Loi de l’Ancien Testament au profit de la grâce du Nouveau.
Je caricature à peine. Les débats encore récents au sujet de la bénédiction des couples de même sexe, comme ceux, plus anciens, au sujet de la dîme, ou du travail du dimanche ont parfois donné lieu à de tels positionnements.
Il est vrai que le Nouveau Testament semble plaider pour le progressisme, en utilisant fréquemment le langage de la nouveauté.
On aura à l’esprit les paroles de Jésus « A vin nouveau, outres neuves ! » (Mc 2, 22). Plus encore, l’apôtre Paul évoque explicitement « l’homme nouveau », comme en Colossiens 3, 9 e t 10 : « Vous vous êtes dépouillés de l’homme ancien, avec ses agissements, et vous avez revêtu l’homme nouveau ».
Ce langage biblique traduit l’idée que la foi agissant dans l’amour (Ga 5, 6) transforme en profondeur le croyant, qui, en confessant le Christ, passe de la mort à la vie, qui passe d’une perspective de division et de colère à celle d’une réconciliation à la fois intérieure et extérieure.
Si la Bonne Nouvelle du Christ peut transformer ainsi la vie des croyants, si elle annonce une « nouvelle création » (2 Co 5, 17), voilà qui plaide a priori pour un Evangile progressiste, oeuvrant par la somme des vies transformées à l’amélioration de la société. Des hommes et des femmes nouvelles, une société nouvelle, en marche vers le Royaume de Dieu, pas à pas, progrès après progrès.
L’équation serait parfaite, et la marche assurée, si l’on n’avait des raisons de se méfier d’une vision aussi linéaire.
La première raison en est que l’idée d’un progrès continu de l’humanité ne correspond pas une vision biblique, et pas en particulier à la proclamation du Royaume qui est tout sauf assimilable à un simple progrès social. S’il serait mensonger de ne pas voir dans les écrits bibliques d’évolution des règles de vie, d’évolution dans la compréhension même de Dieu dans le mouvement qui conduit le croyant de l’ancienne à la nouvelle alliance, il n’est pas possible non plus de parler d’une société en progrès continu. S’il y a continuité dans l’histoire biblique, cette continuité ne tient pas d’abord à des évolutions de mœurs, ou sociétales, mais à l’expression d’une fidélité renouvelée dans les différents contextes historiques, jusqu’à découvrir le Christ comme centre de l’histoire.
Or l’un des points sur lesquels se distinguent conservatisme et progressisme est l’idée selon laquelle la vie sociale est en amélioration constante au cours de l’histoire, idée qui se traduit par une participation active et collective à cette œuvre de transformation. Le lien est donc logiquement établi avec la proclamation de l’homme nouveau.
L’option progressiste d’un côté insistera expressément sur la responsabilité, évangélique à ses yeux, de changer les structures sociales pour les rendre plus vertueuses. Elle atteint son paroxysme quand elle affirme, comme le font les théologies de libération, que, plus encore que les individus, ce sont les structures sociales injustes qui sont porteuses de péché, et que c’est par conséquent à ce niveau que se situe le combat spirituel. Elle proclame ainsi la sainteté de la justice sociale.
L’option conservatrice insistera de son côté sur la dimension individuelle de la vertu ou de la transformation. C’est d’abord parce que des personnes sont touchées et transformées, c’est parce qu’elles réaffirment aujourd’hui des principes et des valeurs, des attachements, que l’Evangile garde toute sa saveur, et son actualité. Elle annonce ainsi la justesse intemporelle de la sainteté !
Il me semble que le récit de la guérison que l’on lira dans l’évangile selon Marc (Mc 5, 1-20) illustre bien cette distinction. Un homme, habité par un démon nommé légion, est délivré de son mal par Jésus, qui envoie par substitution le démon dans un troupeau de 2000 porcs qui, devenus fous, se jettent alors instantanément du haut d’une falaise. Personne ne doutera que ce signe, au sens biblique du terme, que ce miracle, soit annonciateur du Royaume de Dieu. Mais Jésus n’a-t-il pas pour autant menacé de ruine l’économie de toute une région, dont les habitants, dit l’évangile, demandent instamment son départ. Cette libération spectaculaire et au combien nécessaire à la proclamation du Royaume se révèle être une véritable menace sociale.
Sur une autre question épineuse aujourd’hui comme hier, celle de l’impôt, Jésus laisse aussi ses auditeurs sur leur faim. La fameuse phrase prononcée à la vue de la pièce qu’on lui tendait, où figurait le portrait de César : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 2, 17 )a bien dû décevoir les partisans du retour à la liberté de la Palestine. Et qui ira contester qu’une décolonisation est un progrès social notable ?
On pourrait tout aussi bien citer la parabole des ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 1-16). Tout comme la scène de la confrontation de Jean 8, elle ne donne pas à voir des états sociaux stables, soutenus par l’idée d’un progrès, mais une irruption de la grâce, réalité intemporelle et pourtant soudainement incarnée dans l’existence.
Enfin, pour sortir du monde biblique, nous avons appris aussi dans l’histoire combien la vision d’une humanité nouvelle peut se révéler idolâtre et dangereuse. Après tout, le citoyen de la révolution, le camarade du soviet, ou l’aryen national-socialiste ont été annoncés en leur temps comme des modèles d’une humanité nouvelle, libérée de sa servitude, et en marche vers le monde nouveau. Il n’en va pas autrement aujourd’hui quand, dans l’effervescence continue de la sphère techno-scientifique, on entend annoncer l’émergence d’un homme nouveau, transhumain augmenté et modifié, en route vers une possible immortalité.
L’irruption d’une grâce inattendue sur cette place publique de Jérusalem, au milieu d’une foule agitée et vindicative, un jour du premier siècle, sera-t-elle rangée à gauche, ou à droite ? Plaidera-t-elle en faveur de la générosité, au risque du laxisme, ou en faveur de la nécessaire confrontation à la règle, au risque d’un manque de compassion ?
Alors que le changement tous azimuts semble être devenue quant à elle une norme sociale, il nous est difficile de comprendre l’immobilité de Jésus face à ses accusateurs, et surtout face à cette victime. Il ne dit, il ne fait presque rien, mais le peu qu’il fait et dit signifie bien plus que toute l’agitation qui l’environne. Immobilité face au changement permanent, mais aussi posture de retrait, de recul, face à des positionnements devenus dangereusement inopérants, et n’honorant plus Dieu.
Qu’est-ce que l’Esprit dit aux Eglises dans un monde, le nôtre, qui ne cesse d’être appelé à se transformer, un monde qui dispose de moyens beaucoup plus nombreux et performants pour assouvir jusqu’aux rêves les plus fous.
Ces Eglises ne doivent certainement pas se contenter, pour soigner leur image progressiste (qui vaut pour une bonne réputation), d’accompagner pastoralement accompagner tous ces changements en les saupoudrant de grâce, et de payer ainsi leur tribut à l’hypermodernité.
Elles ont toujours le devoir en revanche, de resituer « à temps et à contretemps » l’Homme, créature de Dieu, face à son Créateur, en lui intimant de ne pas chercher à se confondre avec Lui et de redécouvrir, et d’annoncer, que par sa grâce, Dieu fait aussi que ce qui est bon par création, puisse demeurer et faire de notre liberté une source fertile. Amen !
Prière d’intercession
(Matthias Dietsch)
Seigneur, tu connais notre vie
faite d’ombres et de lumières,
de nuit et de brouillards.
Viens chaque jour à notre rencontre,
afin que nous puissions ressentir ta grâce
qui nous encourage et nous stimule.
Pousse-nous vers celles et ceux qui ont besoin de notre aide.
Seigneur, tu connais nos communautés et nos sociétés
tiraillées entre conservatismes et progrès,
ou entre justice rigide et bonté relativiste.
Aide-nous à vivre une foi libérée des masques
un pardon qui nous libère de nos culpabilités,
et selon ton Esprit-Saint qui nous apprend l’obéissance à ta Parole.
Seigneur, tu connais nos terres d’Europe,
terres de sang et de compassion,
de fanatismes et de retrouvailles fraternelles.
Apprends-nous à vivre l’universalité et la concorde.
Sois notre compagnon de route dans nos quêtes de solidarité.
Aide-nous à préparer un avenir plus juste et plus respectueux de ta Création.
Seigneur, tu connais notre pays qui s’apprête au déconfinement.
Nous te remettons les malades et les soignants,
les clients et les commerçants,
les aidés et les assistants,
les élèves et les enseignants.
Puissions-nous vivre ces journées de transition
avec responsabilité et confiance.
Seigneur, écoute notre prière.
Rassemble-nous lorsque nous te disons ensemble.