Lors de son assemblée du 16 novembre prochain, l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL) s’acheminera selon toute vraisemblance vers une décision favorable à la bénédiction des couples mariés de même sexe. Le document de travail qui lui sera soumis y est en effet ouvertement favorable, et pour beaucoup le temps est venu après quatre années pendant lesquelles cette décision a été suspendue .
Il est possible qu’à la lecture de ces premières lignes, on me déclare défaitiste ou mauvais perdant, alors que « rien n’est encore fait », comme on l’entend dire ici et là. Ce n’est ni une quelconque défiance envers les instances de l’UEPAL, ni l’amertume qui me poussent à m’exprimer. J’ai confiance en cette Eglise qui est mon Eglise. Je respecte sa diversité, quand bien même parfois elle est source pour moi d’agacement ou de déception. Je la chéris même lorsque je m’aperçois que mes propres insuffisances sont heureusement comblées par les richesses de celles ou ceux qui sont a priori situés sur une autre rive théologique. Tout ceci ne m’empêche pas d’être lucide face à la décision qui est préparée et qui s’annonce.
Mais à quel prix ? Voilà la question qui m’habite aujourd’hui. A quel prix allons-nous prendre cette décision ? On peut me voir en mauvais perdant, soit. Pourvu qu’en perdant je ne perde pas la mémoire ! Je voudrais rappeler des termes qui m’ont marqué par leur justesse, écrits dans un Edito d’Infos CP, en novembre 2012. Christian Krieger, vice-président de l’UEPAL y définissait l’objectif d’un débat tel qu’on peut l’espérer dans le cadre d’une Eglise. Son but, écrivait-il, doit être de faire émerger « une parole qu’ensemble nous pourrons assumer et faire nôtre ».
Aujourd’hui, quand je parcours le document qui sera confié à l’examen de l’assemblée le mois prochain, je me demande si je pourrai assumer et faire mienne la parole qui en sortira. Disant cela, je ne veux pas faire cas de ma personne (qui n’est pas membre de cette assemblée, soit dit en passant), mais j’ai l’audace de penser que d’autres que moi risquent fort de ne pas s’y reconnaître. Je le répète : je ne veux être mû ici que par le souci de la parole commune à venir, une parole à « assumer et faire nôtre ».
Mais précisons les choses ! Pour cela je me référerai au document de travail cité, dont la diffusion a eu lieu dans différents lieux et temps de notre vie d’Eglise depuis le mois de juin dernier. Ce document, approuvé par le conseil plénier de l’Union, n’étant pas confidentiel, je ne trahis pas la confiance de l’institution en l’évoquant. Je me presse aussi de préciser qu’il a été proposé au mouvement de la Fraternité de l’Ancre, auquel j’appartiens, d’être associé par la direction d’Eglises à ce texte. Associé, oui, mais seulement à une étape tardive de relecture et d’amélioration, non dans sa conception, ce qui a très largement limité la portée de notre contribution.
Je ne souhaite soulever ici qu’un seul point théologique que ce texte évacue presque entièrement : la question de la différenciation sexuée. Le mot comme l’idée n’y apparaissent que subrepticement, alors même que l’on parle du mariage, et de ses fondements bibliques. Peut-on sérieusement, comme lecteur ou lectrice de la Bible, renvoyer le couple homme-femme à une forme d’altérité parmi d’autres. Peut-on faire de la différence qui est à son fondement un cas semblable à d’autres différences : de profession, de sentiments ou de culture ? Il me semble qu’une certaine honnêteté intellectuelle et donc herméneutique oblige à un examen un peu plus sérieux de la question. Or la réalité est telle que, s’agissant du mariage, on se refuse désormais à parler d’homme et de femme. Ne subsistent désormais dans notre langage que des « personnes » et des « conjoints » neutralisés, au détriment, à mon sens, d’un enracinement scripturaire.
Je conçois évidemment qu’il en va d’une volonté de respecter les personnes vivant en couple qui ne sont pas « homme et femme », mais « homme et homme », ou « femme et femme ». Je me réjouis en constatant que les personnes d’orientation homosexuelle sont aujourd’hui mieux considérées et respectées, et je m’efforce d’y contribuer. Je conçois encore qu’au-delà d’une différence biologique, le masculin et le féminin nous traversent, et font de nous, sur ce point, des êtres plus complexes que notre corps sexué, comme une évidence, ne peut le laisser paraître. Ces considérations sont bien sûr loin d’être anodines. L’une comme l’autre touchent à une intimité qu’aucune affirmation de foi ne peut autoriser à forcer. Je n’ignore pas non plus la portée juridique des termes auxquels nous pouvons être légitimement attachés, puisque nous voyons dans le mariage civil une louable et nécessaire institution.
Mais je continue à m’interroger sur ce qui nous pousse à prendre les voies de ce langage neutralisé, et bien plus que le langage : une vision de l’humain « désincarné » . Cette réflexion générale qui demanderait à être développée plus longuement dans d’autres lignes me renvoie directement à cette « parole qu’ensemble nous pouvons assumer et faire nôtre », à notre parole d’Eglise. Je me demande par conséquent selon quelle logique, alors que nous reprenons une réflexion déjà entamée en 2014, et qui a fait l’objet de contributions solides et respectueuses des positionnements débattus , nous donnons l’impression aujourd’hui de faire table rase de ce qui a été, comme si le sujet était entièrement neuf.
Ainsi en affirmant par exemple qu’il n’y a dans l’Ecriture qu’une pluralité d’anthropologies, pluralité telle qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits ! Sur ce point, le document élaboré en 2014 se montrait beaucoup plus équilibré. On y retrouve là l’affirmation sereine et surtout étayée de la différenciation sexuée comme fondement d’une anthropologie biblique « élaborée à partir du livre de la Genèse ». L’alliance du mariage y est présentée comme conforme au commandement de Dieu, dans la mesure où « la différenciation de l’homme et de la femme a partie liée avec la création de l’humain à l’image de Dieu ». Et à raison, puisque le cadre théologique de cette alliance est classiquement celui d’une théologie de la création, ce qui ne signifie pas pour autant, dans le protestantisme, théologie naturelle.
Se pourrait-il que ce que nous avons écrit il y a cinq ans en reprenant des affirmations théologiques de premier plan soit devenu caduque ? Que s’est-il passé durant ces années pour que l’on en arrive à de tels renoncements ? Nous sentons-nous si secrètement coupables d’archaïsme dans nos Eglises pour perdre et renoncer à ce que nous avions proposé et unanimement accepté comme base de réflexion ? Sommes-nous si soucieux de modernité pour accepter de produire, sous un manteau de générosité, le mirage d’une union désincarnée à l’encontre même de l’héritage théologique et anthropologique qui nous est confié ?
Comment se fait-il que nous n’osions plus dire paisiblement cette différence entre un couple homosexuel, et un couple hétérosexuel, ce qui ne nous empêche pas de souligner l’engagement, l’amour, les fécondités de l’un et de l’autre. De grâce, ne soyons pas les promoteurs d’une confusion qui contredit nos textes fondateurs. Et à l’heure où nous tentons de réarmer le sens de la limite et de la mesure dans un monde consumériste qui prône un permanent « tout est possible », ne soyons pas les prophètes de l’indifférenciation.
Je le dis avec sincérité : ce n’est pas l’amertume du « perdant » qui parle, mais le croyant prêt à engager sa confiance dans une parole commune, tout autant que le lecteur fervent mais toujours boîteux des Ecritures.
Si l’assemblée devait voter ce texte en l’état sur ce point, ce n’est pas seulement à un texte vieux de cinq ans qu’elle tournerait le dos, mais à un héritage dont elle est dépositaire. Certes, il ne fait pas d’elle une gardienne du Temple arc-boutée sur son bien. Mais où est-il écrit que tout doit être changé ? « L’Histoire […] n’avance jamais avec la majesté d’un fleuve » écrit Jean-Claude Guillebaud . C’est dire qu’il faut se méfier des avancées qui emportent tout sur leur passage, et de prétendus progrès qui ne sont que des retours en arrière, contre toute apparence.
Si l’assemblée devait se prononcer favorablement sur l’ouverture de la bénédiction aux couples de même sexe, mieux vaudrait qu’elle le fasse en affirmant une « surabondance de grâce », un élargissement dans sa conception du mariage, et à la marge de sa théologie, qu’en prenant des postures théologiques qui se révèleront à terme plus vaines que porteuses de vie. Ce ne serait pas, je le crois de tout coeur, une injure faite aux couples de même sexe, dont l’accueil dans nos Eglises doit devenir plus évident encore qu’il ne l’est aujourd’hui.
Julien N. Petit
Le 21 octobre 2019
1*
Le document est téléchargeable en cliquant ici2*
Puisque le document sélectionne habilement des citations abondant dans ce sens, j’en donne ici une autre : « Il y a d’autres différences et relations entre les hommes. Mais la relation qui existe entre l’homme et la femme est la seule qui repose sur une différenciation structurelle et fonctionnelle », K. Barth, Dogmatique III, T4, §54 3*
Voir la réflexion de Sylviane Agacinski dans son ouvrage : L’homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué, Tracts Gallimard, 2019
4*
Document préparatoire au débat portant sur la bénédiction des couples mariés de même sexe pour l’assemblée de l’UEPAL du 28 juin 2014. Voir : http://acteurs.uepal.fr/reflexion/documents-reflexion
5*
Ce point avait été développé en 2014 par P. Aubert dans des Propositions pour réfléchir à la bénédiction de couples mariés de même sexe. Le document de référence, trop volumineux, n’a pas été publié.
6* J.C.Guillebaud, Le principe d’humanité, Seuil, Paris, 2001, p. 189